Le talent ne se commande pas
Alors qu’il a tout juste dix-sept ans, Giuseppe Meazza fait ses débuts en équipe première au sein du club de l’Inter de Milan. C’est sous les conseils répétés du joueur Fulvio Bernardini que Árpád Weisz, entraineur du club lombard, se laisse aller en donnant une chance à ce jeune joueur de taille moyenne, impeccablement coiffé, à l’élégance sans faille, doté d’une technique au-dessus de celle de ses coéquipiers en équipe réserve.
En quelques saisons, le jeune Meazza devient le phénomène que Bernardini avait détecté, alors qu’il était encore adolescent. Meilleur buteur du championnat à plusieurs reprises, Meazza affiche souvent une mine patibulaire. Entre Meazza et le coach Árpád Weisz, ce n’est pas une grande entente. Tour à tour entraineur de l’Inter de Milan et du FC Bologne avec lequel il remporte le titre de champion d’Italie, Weisz jouit d’une certaine réputation. Sa fin tragique, où il est déporté au camp d’Auschwitz durant la guerre et décède d’une maladie, a contribué à lui donner une forme de statut qui fait de lui un intouchable.
C’est une des raisons pour lesquelles la mésentente Weisz-Meazza n’a jamais été traitée de l’autre côté des Alpes, et pour cause. Árpád Weisz, joueur puis entraineur, est un pur produit du football pratiqué sur les rives du Danube. Méthodiste, adepte de l’ordre et de l’obéissance absolue, entrainements orientés autant vers la condition physique que l’aspect tactique, mit au vert lors des rencontres de championnat, régime diététique, flicage des joueurs, prise de produit illicite, culture de la corruption et pour l’aspect footballistique, un jeu rugueux structuré autour de la circulation de balle, avec l’obligation de respecter les circuits prédéfinis à la lettre. Meazza ne dit rien, mais il étouffe.
Le football de club transalpin est soumis au même régime. La plupart des clubs italiens regorgent de joueurs, d’entraineurs, de conseillers et d’intermédiaires peu recommandables, provenant du prisme danubien, sans que cela fasse sourcilier le pouvoir en place. Présenter cette globalité comme des maitres et experts du jeu procède de l’ignorance ou de la forfaiture intellectuelle.
En 1932, le club lombard, champion en titre, jette son dévolu sur un champion du monde uruguayen. Hector Scarone. Ce dernier a déjà effectué une expérience en Europe, au FC Barcelone durant une saison. Pour Scarone qui se trouve en fin de parcours, c’est une excellente occasion de réaliser une opération financière. Árpád Weisz décide de prendre du recul durant une saison. C’est son suppléant, István Tóth, qui prend le relais.
En quelques échanges, Scarone constate que la réputation du jeune Meazza n’est pas usurpée. Après trois ou quatre rencontres, Scarone assimile la culture de jeu et l’état d’esprit qui prévalent dans le club milanais et dans le football italien. Scarone n’est guère secoué par ce qu’il constate. Une approche du jeu dogmatique et martial où les joueurs ne sont que des pièces sur un échiquier, le tout à la disposition de l’entraineur.
En l’observant attentivement lors des premières rencontres qu’il dispute à ses côtés, Scarone comprend que Meazza est un joueur exceptionnel, sous-employé et rabaissé par ses entraineurs, réduit au rôle de plot aux abords de la surface de réparation. L’Uruguayen attrape Meazza et s’entretient avec lui. L’expertise d’un joueur tel que Scarone révèle une certaine importance pour le jeune italien. Joueur émérite et champion du monde.
Scarone pense que Meazza doit abandonner son poste d’attaquant et redescendre d’un cran. Au milieu, il aura tout le loisir d’organiser le jeu, de se libérer de la tutelle du banc de touche et de penser le jeu. István Tóth a moins d’impact sur l’effectif que Weisz et laisse faire. En quelques rencontres, Meazza trouve ses marques, se libère et laisse parler sa classe…
La suite est connue. Meazza devient la pièce maitresse de la Squadra Azzurra qui remporte deux coupes du monde. Le stratège milanais Meazza rayonne au sein des formations alignées par le sélectionneur Vittorio Pozzo qui lui impose peu ou pas de contrainte. Meazza ne fut jamais avare en compliments pour remercier Scarone d’être passé une année dans la grande cité lombarde à ses côtés, le qualifiant de plus grand joueur qu’il n’ait jamais vu jouer.
Si dans les régimes d’extrême gauche, le talent est condamné, car source d’autonomie et de liberté, dans les régimes d’extrême droite, le talent est soumis à discussion. Le talent est sous surveillance. Il est étudié, épié, interrogé. Il est soit condamné, ignoré soit mis en valeur. Tout dépend du contexte et des rapports de forces en présence. Meazza fut en son temps l’exemple de la contre-réaction, donnant naissance dans le football italien au fuoriclasse.
Dans l’Italie de l’après-guerre dominé par la démocratie chrétienne métissé de socialo marxisme, le football italien ne change pas d’un iota, restant ainsi, figé dans cette configuration castratrice mise en place par les fameux experts du jeu, venu des rives du Danube, et validé par les régimes qui se sont succédé jusqu’aux années quatre-vingt-dix et deux mille.
De nos jours, il n’y a plus de jeunes talents transalpins dans le calcio. Le football italien a été forcé de s’adapter au monde actuel et les jeunes Italiens n’ont plus accès au monde professionnel, chassés des terrains, subtilement, par la démocratie marchande supranationale.